"[…] ce qui donnera lieu à une réévaluation"

Introduction : Médiums et dynamiques culturelles

    Le monde de l'art est un marché, ainsi qu'une scène et un temps médiatiques réduits. Ceux qui n'acceptent pas cette notion sont condamnés à l'invisibilité. Le monde de l'art est aussi régi selon les supports et médiums en vogue. Quand le cinéma est apparu, la littérature a dû partager sa visibilité avec cet art nouveau, jusqu'à fatalement se faire dépasser. Dès lors, le marché littéraire perdant de sa vigueur et de son pouvoir de diffusion, les jeunes littérateurs ont dû tourner leur regard et leurs ambitions vers de nouveaux espaces d'expression. Ainsi, nombre d'écrivains ratés ont dû adapter leur art pour devenir cinéastes. Depuis quelques années, le schéma se répète, et ce à travers une nouvelle transmutation. Le marché du cinéma étant bouché, les cinéastes ratés du début du siècle sont passé dans la dynamique et impitoyable écurie du jeu vidéo. Aujourd'hui, de son côté, la littérature continue de survivre, mais seulement sur le plan numéraire. Cet art semble s'être vidé de sa substance et de sa vitalité, peinant à se renouveler… 


    Pourtant, il reste nombre d'apprentis écrivains qui veulent encore faire vivre l'objet livre. Par un jeu de saute-mouton, ces jeunes artistes ont dépassé l'étape du cinéma pour directement camper dans l'espace créatif du vidéo-ludisme. Un exemple frappant : Disco Elysium.

Quand la lettre dévore le pixel

    Disco Elysium est un RPG/PointN'Click sorti le 15 octobre 2019 sur Windows, puis le 30 mars 2021 sur PlayStation 4, Playstation 5 et Google Stadia et le 12 octobre 2021 sur Xbox One, Xbox Series et Nintendo Switch. Développé et édité par le studio estonien ZA/UM, ce premier opus vous propose d'incarner un flic au look disco qui se réveille dans une chambre d'hôtel après une soirée particulièrement arrosée. Vous avez perdu tout souvenir de ce qu'il s'est passé la veille… et les jours d'avant. Vous descendez au rez-de-chaussée et partez à la découverte d'une ville meurtrie, étirée entre luttes politiques, guerre syndicale, complots tumultueux et l'autopsie d'un déclin social sans pitié pour ses habitants. Il s'agira pour vous de retrouver la mémoire et d'enquêter sur la mystérieuse pendaison ayant eu lieu dans la cour derrière l'hôtel. 
    Dès les premières minutes de jeu, on est frappé par la qualité littéraire de l'écriture. Alors que votre personnage émerge de sa nuit alcoolisée, son esprit torturé est hanté par des voix portant des noms cryptiques ou farfelus (Système limbique, électrochimie, cour intérieure, Douleur transcendée, cerveau reptilien) qui se disputent sa conscience. Selon les voix que vous encouragerez, vous pourrez ainsi faire évoluer l'identité de votre personnage, ce qui ouvrira et ferma de nombreuses portes et séquences scénaristiques.
    Le monde fictif créé par le studio est d'une complexité folle. Son world-building délirant n'oublie quasiment aucun champ de la connaissance humaine : psychologie, sociologie, histoire, géographie, politique, etc. à travers tous les dialogues avec les nombreux PNJs, les digressions font la loi. Au milieu de votre enquête, vous serez amenés à débattre avec un vétéran de la guerre, un petit garçon toxicomane, des jeunes crypto-communistes, des syndicalistes enragés et des suprémacistes raciaux obnubilés par la craniométrie (etc.) à propos de tout et de n'importe quoi (la folie du libéralisme, la résurgence du communisme, le disco, les luttes intestines syndicales, la métaphysique et la drogue, etc.) tant que cela fait parler témoins et suspects pour computer une somme effroyable de connaissances encyclopédiques qui vous aidera  à résoudre votre enquête, ou vous noiera. 
    Selon les statistiques que vous favoriserez, le jeu pourra se dérouler de manières très différentes, et il est fort probable qu'une fois arrivé à la conclusion de l'intrigue vous vous rendiez compte d'être passé à côté d'un tas d'éléments de scénario ou de world-building. La rejouabilité n'est donc jamais de trop, selon votre affinité avec le monde décrit qui n'est pas prêt de révéler tous ses secrets (on parle déjà d'un jeu de rôle papier centré sur ce même univers). On mentionnera aussi les magnifiques paysages sonores (je me souviens encore du thème principal) composés avec génie par le groupe de rock indépendant British Sea Power.

Le Démiurge


    Robert Kurvitz est l'homme providentiel, en tant que réalisateur et scénariste, derrière ce chef-d'œuvre littéraire et vidéoludique. Après un tel succès public et médiatique, on se demande comment il a été possible de créer un premier jeu aussi riche et profond. En effet, Robert Kurvitz n'en est pas "totalement" à son coup d'essai. D'abord conçu pour devenir un jeu de rôle papier, Disco Elysium se déroule dans un univers déjà existant dans l'esprit de son créateur.
    Avant de se lancer dans le monde du jeu vidéo, Kurvitz s'était essayé à la littérature à travers un roman nommé "Une odeur terrible et sainte" ("Sacred and Terrible Air" en anglais, "Püha ja õudne lõhn" dans sa langue originelle). Un livre qui n'a eu que très peu d'écho en Estonie. 


    Pour en savoir un peu plus sur le parcours de ce littérateur démiurgique, je me suis penché sur une archive internet ayant pour référence : 

CARAYOL (Martin), « Quand l’échec d’un roman aboutit à une réussite vidéoludique. Le cas de Disco Elysium », Romanesques Revue du Cercll / Roman & Romanesque, Hors-série, 2021, Jeu vidéo et romanesque, p. 41-56.

    À la base, cet article n'était censé parler que de Disco Elysium, sous la forme d'une critique classique à la "jeuxvideo.com". Mais après avoir passé en revue le texte ci-dessus, j'ai changé d'avis et ai décidé de parler d'écriture en général, dans le contexte de notre époque (fin 2022).
    J'y ai trouvé des constats qui ont fait dresser les cheveux sur la tête de l'écrivaillon qui vit en moi. Martin Carayol parle du relatif "échec" du roman qui pourrait finalement ne s'avérer que provisoire. En effet, après le succès de Disco Elysium, il ne serait pas étonnant de voir apparaitre une réédition de "Une odeur terrible et sainte" qui connaitra alors, peut-être, le succès… qu'il aurait dû mériter ?
    On sait que les conditions du succès d'un livre à paraitre ont toujours été floues. On peut évoquer par exemple le parcours particulier du manuscrit dû "à la recherche du temps perdu" de Proust qui, selon les circonstances, n'aurait jamais vu le jour et n'aurait pas connu le succès qu'on lui connait depuis sa publication officielle. Mais face à l'exemple de Kurvitz, je ressens comme un malaise, les racines d'un immense malentendu. Je reste bloqué sur ce morceau de phrase :
"[…] ce qui donnera lieu à une nouvelle réception de l’œuvre, et potentiellement à une réévaluation.[…]"
    Peut-être suis-je naïf, mais ça me fait mal au coeur qu'on puisse être passé à côté du talent de Robert Kurvitz. Peut-être est-ce parce que je me reconnais dans cette version de l'écrivain qui n'a pas encore été publié, ou seulement à une échelle minime. Voilà ce que dit Martin Carayol sur la réception critique et médiatique de l'époque à propos de "Une odeur terrible et sainte" : 
    "Les critiques se divisent quant à la question de savoir si c’est un très bon ou un très mauvais livre. Mais Kurvitz a bâti un monde alternatif tout à fait convaincant […]. Une odeur terrible et sainte est un roman d’une nouvelle génération."
    C'est une réaction que je trouve tout à fait stupéfiante à une époque où la littérature est "littéralement" en train de se vider de son essence et de son efficience. Aujourd'hui, en tant qu'apprenti écrivain, il me fait mal de reconnaitre que la littérature n'est plus (plus du tout) ma première influence dans mon travail littéraire. Il a même été totalement dépassé par les médiums plus récents que sont le cinéma et le jeu vidéo, ou même le manga et sa version animée. L'on en vient facilement à douter de sa vocation : dois-je persister dans cette voie ? Est-ce que j'aime réellement la littérature pour insister dans l'art du livre ? Aujourd'hui, ce sont des œuvres comme Disco Elysium, comme Evangelion ou The Arrival (Denis Villeneuve) qui me donnent envie d'écrire, mais je peine de plus en plus à trouver des livres, de toute époque, qui me confortent dans ce rôle en perdition qu'est celui de l'écri-vain. Là encore il faut laisser conclure Kurvitz via le texte de Martin Carayol : 
    "Il y a chez Kurvitz la volonté affichée de déclencher une véritable révolution. Il déclare ainsi dans un entretien à Canard PC : "Je ne vais pas tourner autour du pot : je veux complètement révolutionner les jeux de rôle. […] Je veux que les gens attendent beaucoup plus de l’écriture dans les jeux vidéo. Je veux que l’écriture devienne si bonne qu’il y ait une fuite des cerveaux. Que les romanciers et les scénaristes avec de grandes ambitions viennent écrire pour des jeux."

La fracture littéraire du 21e siècle

    J'ai aussi en moi ce goût révolutionnaire. Dès mon plus jeune âge, j'avais chevillé au corps, sûrement avec naïveté, cette ambition folle de renverser les vieilles tables de la littérature. Si Kurvitz semble avoir décidé de laisser la littérature en arrière pour totalement se consacrer au jeu vidéo et au jeu de rôle, lui qui m'a tant influencé, je désire toujours rester dans le territoire de la littérature. Et même si je peine de plus en plus à trouver des modèles dans cette insistance, il arrive parfois quelques miracles.
    Je peux citer en premier exemple le "Livre Rouge" du psychanalyste Carl G. Jung. Livre PAN¹ par excellence, complètement inclassable, est le travail d'introspection de Jung, accompagné de dessins et peintures, qui a duré des années et qui a été, pour lui, la source de tout ce qu'il a produit suite. Au-delà même du concept de littérature, lire le Livre Rouge est une véritable expérience mystique. De même pour "L'expérience Intérieure" de Georges Bataille qui dépasse la notion de l'essai philosophique pour directement planter ses griffes dans notre âme et notre moelle épinière. 
    En dernier exemple (déjà), je ne peux pas ne pas évoquer le cas à jamais unique de "La maison des feuilles" par Mark Z. Danielewski. Roman à multistrates, à multiples points de vue, révolutionnant la littérature en chaque page par ses errances formelles et méta-textuelles. Invasif en dehors même de son support, le premier (!) roman de Danielewski empêche toute description, toute critique objective, toute conception intellectuelle. Je ne peux que vous encourager à le lire. Faire l'expérience de la maison, c'est faire face à l'infini potentiel du texte pur, de l'imagination humaine. Au-delà de produire une œuvre qui restera à jamais comme le seul dans son genre, il donne l'exemple.

Quand on est seul dans le noir 


    Mais il reste une frustration increvable à percer. Quand on a que des exceptions pour modèles, on ne peut réellement s'en inspirer. Comme la foudre qui ne frappe jamais le même endroit, le miracle scriptural ne s'accouple pas et n'a point d'engeance. 
    Si Danielewski a réussi cette prouesse artistique, selon moi, ce n'est pas parce qu'il avait des pères au-dessus de lui, encore moins des paires autour de lui. S'il a été le seul capable à produire son chef-d'œuvre, ce n'est pas par le fruit de la tradition ou du courant artistique. C'est parce qu'il a réussi à trouver au fond de son intériorité le suc nec plus ultra de son identité littéraire, de sa quintessence d'humain. Comme le varan isolé par la parthénogenèse, il a donné son propre fruit sans faire œuvre de chair. 
    Vouloir révolutionner son médium, c'est se heurter à beaucoup de remises en question, et à la circonspection de ses contemporains. Mais je maintiens. C'est un chemin risqué, mais comme la mort, c'est un beau risque. Peut-être ne mène-t-il qu'à deux voies possibles : le bruit de l'anonymat ou le silence du succès. Reste encore à définir ce mot dernier.

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¹ "phénomènes aérospatiaux non identifiés", nouvelle appellation pour OVNI