La langue des anachorètes

 

    Chaque phrase complète prononcée est un miracle. Il n'y a rien de plus surnaturel dans ma vie que la vocalisation d'un nom qui s'accouple à un verbe et de ce qui pourrait les déterminer. La formulation fatalement quasi parfaite – le langage n'atteint jamais ce stade  d'un état, d'une posture ou d'une opinion. Le reste du temps, je babille, je trébuche. Parfois même je tombe. Si bien que plus je peux éviter le chemin de l'oral, mieux je me porte. Il n'y a guère que l'écrit qui rende à mon expression son intégrité. 
    Comme le disait un ami, le langage est essentiellement violence. Nous nous heurtons à la raideur des mots, non pas en tant que tels, mais de par ce qui en fait des limites à l'échange. Entre ce que je pense, ce que je comprends de ma pensée, ce que je formule de cette compréhension de ma pensée et ce que l'autre entend, ce qu'il en comprend – c'est à dire ce qu'il réussit à traduire en son propre idiome  et ce qu'il accepte, il y a d'autant plus de paliers férocement gardés à franchir. Le langage est filtré, passé au tamis, jusqu'à ce qu'il ne reste que quelques grains de poussière. Et c'est sur ce résidu que se fondent les relations humaines.


    De ce tas de poussière à la cathédrale de sable, il y a un pas que l'on n'ose franchir, c'est la démarche d'affronter son propre langage pour en saisir le radical. Les racines des lettres se mêlent à la rhizosphère de notre être, et s'y confondent avec tout ce qui le compose. Pour les démêler, il faut creuser assez profond pour réaliser que notre individualité est le résultat d'un consensus, de l'accord d'une multiplicité qui s'est un jour confondue en une seule voix, au seuil du préconscient. Mais il ne suffit pas de s'enfoncer dans la terre pour devenir un vers ; sachez d'abord déterminer ce qui fait de vous plus qu'un voyageur, ayant appris à devenir un égaré.
Tous ceux qui errent ne sont pas perdus. 
    L'anachorète, sorte d'ermite, s'est pour signer son retrait de la société séculière soumis à un rite consécrateur, signalant à Dieu et aux Hommes qu'il est mort au monde. Il ne peut plus dès lors voir ce dernier et le parcourir comme un simple itinérant, mais comme quelqu'un qui n'attend plus rien du chemin qu'il emprunte, sans donner plus de valeur à ce dont il s'est débarrassé qu'à ce qui apparaitra sur sa route. Il n'accorde plus d'importance au nombre de pas dans le roulement de ses pieds, mais sent tourner en lui le mécanisme, la roue qui tourne en son intérieur, et transforme le non-être en source d'énergie qui ne se consacre à rien de plus qu'à la continuation du voyage. L'anachorète sait, contrairement au touriste ou au voyageur intempestif, qu'il ne rencontrera personne d'autre que lui-même, sinon quelques sosies et des répliques de ceux qui composaient son entourage passé. C'est ce qui l'aide à vider en lui l'idée d'une altérité miraculeuse qui changerait sa vie du tout au tout. C'est à sa physiologie nouvelle qu'il doit désormais se consacrer entièrement.

"Un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre intelligence."

Montesquieu

    On ne saurait dire si un égaré est un être qui a dans sa course lente gagnée un organe ou, au contraire, un être qui s'est résolu à en perdre. Un jour, il y a quelques années de cela, j'ai eu l'envie soudaine de partir. Partir, oui, mais pas n'importe où : à Budapest. Pourquoi, je n'en avais aucune idée. Je n'avais aucune connaissance de l'histoire ou de la culture de la Hongrie, et mon goût nouveau pour cette destination n'était née que d'une vague appétence pour les paysages du grand-est que je n'avais jamais aperçu en dehors des magazines et des sentiers de pixels. Cette simple idée s'était peu à peu mutée en obsession, qui s'est ensuite transformée en "rêve d'une vie". Je demandais alors à ma famille de m'offrir ce voyage pour mon anniversaire.


    Je suis arrivé à l'aéroport comme si le voyage avait déjà été fait, comme si je l'avais déjà vécu dans ma chair. Je prenais des photos n'importe où, n'importe quand. Quelque temps après le décollage, je prenais des photos de mon hublot. Au final, j'aurai plus d'images des nuages que du voyage en lui-même. Mais une fois les pieds posés sur le sol de Hongrie, je compris tout de suite pour quoi je voulais venir ici. Pendant la semaine qui m'était offerte, je n'ai clairement pas entrepris le voyage du touriste classique. Je n'avais que faire des monuments, des activités, de l'histoire ou des attractions touristiques. J'ai passé sept jours à marcher dans les rues, entendre les Hongrois parler, écouter, sentir, voir… rien de plus, sinon que de ressentir le paysage. Et sans en attendre plus que la sensation d'un corps dans une atmosphère différente, j'ai vécu le plus beau voyage de mon existence. Depuis, je ne pense à rien d'autre qu'à y retourner, mais vivre dans cet humble "peut-être" est déjà un plaisir si grand que je me plais à retarder cette échéance dont je suis amoureux.
    J'ai pendant tant d'années mal vécu mon statut d'ermite moderne, qu'aujourd'hui je ne peux qu'exulter. Non pas pour rattraper le temps perdu, car le temps n'appartient à personne, mais bien profiter du non-être qu'il reste à mon usage. Je n'ai pas appris à mieux parler – je reste encore un enfant balbutiant un langage étranger – mais j'ai accoutumé mon âme au silence. Le silence bienfaiteur de celui qui a regardé l'Homme s'agiter au loin, mais qui attend patiemment son retour. 

La langue de l'anachorète c'est savoir que l'Homme revient toujours.