La source de l'infamiliarité

[Ce texte a été écrit avant la découverte de mon syndrome du jumeau né seul]

De viscères en orties

    Chaque existence cache ses mensonges, ses secrets et ses omissions. Même si cette idée nous déplait, on ne connait jamais quelqu'un dans son intégralité, aussi proches puisse-t-on être avec elle, et cela vaut aussi pour notre relation avec nous-mêmes. N'ayant jamais été très pudique sur le plan psychologique, il me reste pourtant des idées, des moments de mon passé que je n'ai jamais dites à personne, soit par peur d'être rejeté, moqué, voire d'être pris pour un fou. Ce que je vais dire et décrire ici est de cet ordre-là. 
    J'ai toujours essayé de faire en sorte qu'il n'y ait aucun tabou dans mes échanges et mes relations. Mais il se peut que, malgré tous mes efforts, je garde encore en moi des secrets sans m'en apercevoir. On peut faire ce que l'on veut, je crois que la conscience totale n'est pas possible. La conscience reste et doit rester une île au milieu de l'océan intérieur. Pourtant, il m'est difficile de continuer à vivre sans au moins essayer de percer ce secret qui me pèse. Et je fonde mon espoir sur l'idée qu'il pourrait rester, quelque part, des traces les plus anciennes de notre existence inconsciente, et que le hasard n'existe pas. Mais quelle est cette force qui me pousse à vouloir dévoiler l'indicible ? Cette force qui me contraint, je l'appelle : l'infamiliarité.

L'infamiliarité

    Ce que je m'apprête à dire me débecte, me dégoûte de moi-même. J'ai honte. 

    Depuis tout gamin, je me sens différent des autres. Pas mieux, pas pire : autrement. Je ne comprends pas le langage utilisé, là-bas, en dehors de ma chambre d'enfant. à l'école, tantôt je dépasse toutes les attentes pour mon âge, tantôt je ne comprends absolument rien de ce qu'on attend de moi. Se faire des amis est difficile et me semble vain. Le premier ami que je me suis fait à l'école s'appelait Jérémy, et je n'y suis pour rien. Il s'est approché de moi, le visage tendu et bouillonnant, et m'a dit :

    "Toi, tu deviens mon copain, sinon je t'étrangle."

    Je n'ai rien dit, et je l'ai suivi. Notre relation a duré plus de treize ans, et s'est terminé sans que j'en comprenne les raisons. Tout m'échappe absolument. Mon âme est trouée de partout et ne retient rien. 
    Cette sensation sourde s'est développée avec l'âge, pour s'étendre des relations jusqu'à l'appréhension de mon environnement. Je ne me sens chez moi nulle part et rien dans les objets et les êtres qui m'entourent ne m'inspire quoi que ce soit de familier. Je ne devrais tout simplement pas être là. Avec les années, je suis passé d'un enfant maladroit et inadapté à une bête, non de somme, mais d'acculturation. J'ai appris les sentiments, le langage, les postures, les mots : l'art du déguisement. Mais même camouflé, je ne me départissais jamais de ma gestuelle gauche et asynchrone. Tandis que les autres me fuyaient et tentaient de m'égarer dans les dédales et que je courais derrière eux, tanguant comme un culbuto, j'avais l'air d'un désert traquant l'océan. Je partageais avec ce jouet grotesque un centre de gravité très bas qui m'empêchait à la fois de tomber et de demeurer véritablement debout, dans un balancement disharmonieux. Mon cul de plomb empêchait toute transcendance, toute ascension vers les cimes de la pensée commune. 
    Pourquoi ai-je honte de dire tout cela ? Parce que tout le monde se sent différent, et se plait à le dire partout où il le peut. On se plaint de notre infortune pour profiter de deux minutes de lumière au milieu de la foule informe. C'est ainsi que je me sens : comme un imposteur et un profiteur. Je n'ai rien d'exceptionnel. Je suis un être humain comme les autres. J'en ai l'apparence, les us et coutumes, les gestes et les idées. Je ne souffre d'aucune infirmité réellement handicapante, ni de trouble sévère m'empêchant totalement de communiquer avec les miens. 
    Mais à la fin, qu'est-ce que j'y gagne ? Rien. Je me sens toujours aussi seul et aucun terme, aucune étiquette ne semble correspondre à ce que je ressens là, en bas. Tout le monde est seul, c'est vrai. Mais la seule différence, réelle, qui m'éloigne des autres, c'est que je n'ai pas de mots pour la décrire. Quand j'ai été diagnostiqué en début d'année 2022, j'ai cru que tout allait changer. Ma vie se transformerait du tout en tout. Mais cette nouvelle ne m'aura apporté aucune paix, pas même une brève tranquillité d'esprit. Et me voilà. Je continue de me plaindre, et rien ne vient. L'étiquette que j'attendais, on me la donnait sur un plateau (dossier à l'appui), et je continuais de renâcler, faire la moue comme un enfant capricieux. Tant de gens sont fiers d'être autistes. Ils en font même un cheval de bataille, une quête existentielle autour des notions d'acceptation et d'intégration. Touriste en hiver, j'ai appris à apprécier les chansons qui sortent des haut-parleurs, mais aucune ne me rappelant ma langue maternelle. Ce dernier mot n'est pas gratuit.

Philosophie de la reptation

    J'avais onze ans. Mon père est rentré du travail en rampant. Je le vois trainer son corps meurtri de ma fenêtre. Les pompiers ne tarderont pas à arriver. Pancréatite aigue et infarctus, simultanément. La suite : coma de plusieurs semaines, tentative de suicide, moitié du corps paralysé, diabète, malvoyance, une longue rééducation. Il est tombé et ne s'est jamais relevé. Depuis, il fait part de sa nostalgie, non pas de sa vie d'avant l'accident, mais bien de son épisode comateux. " J'étais bien, dans le coma", disait-il, le regard dans le vide, triste et songeur. Il ne le dit plus aujourd'hui, mais il continue, je le sais, d'y repenser. Il n'a jamais été un père, mais maintenant c'était sûr, il ne pourrait jamais le devenir un jour. Souffrant de son absence quand il n'était pas là, de sa présence quand il revenait du travail, j'avais souhaité plusieurs fois sa mort, en prière, mes deux petites mains collées au dessus de mon lit d'enfant. Mon souhait avait été réalisé. Six ans plus tard, c'est moi qui tentera d'attenter à ma vie. Deux jours après mon réveil, les infirmiers m'ont demandé si je regrettais mon geste. Je vous laisse deviner ma réponse. 
    Un jour, je ne sais plus ni où, ni quand, ni comment, mais j'ai entendu une histoire singulière. L'histoire d'un homme qui est tombé dans le coma pendant des années. Ses proches avaient perdu espoir. Mais à la surprise de ces derniers et des médecins, il réémergea. La famille et les amis se pressent dans sa chambre, les larmes aux yeux, pour resouhaiter la bienvenue au fils prodigue dans la communauté. L'homme se mit à pleurer (encore de l'eau) alors on s'agglutina autour de son lit pour le réconforter, la larme à l'œil et le sourire aux lèvres. Ils étaient persuadés de comprendre ce qu'il ressentait. Mais la raison de ces larmes était tout autre… Il regrettait de s'être réveillé.
    Quelques temps plus tard, on lui demanda de lui raconter la raison de cette réponse émotionnelle, et ce qu'il avait "vécu" pendant son coma. Il raconta avoir fait un long, très long rêve, peut-être aussi long que le temps de son sommeil, tellement réaliste qu'il le confondit avec la réalité. Dans ce songe, il avait commencé une toute nouvelle vie. Il avait beaucoup d'amis, trouvé l'amour. Une fois marié, il eut plusieurs enfants, une carrière épanouissante, une belle maison, et des souvenirs inoubliables. Et puis vint le réveil. L'homme voyait tous ces gens amassés autour de lui. Il les reconnaissait oui, mais ils appartenaient à un temps révolu : il avait refait sa vie. Et s'il pleurait, c'était parce que sa vraie famille lui manquait terriblement… 
    Je ne sais pas ce qu'est devenu cet homme, s'il a réussi à faire le deuil de ce long rêve, où s'il continue de ramper dans ses souvenirs mélancoliques. Peu importe si elle était vraie ou fausse, à vrai dire, cette histoire. Elle m'a marqué au fer rouge, parce qu'il me semblait que c'était la première fois que quelqu'un ressentait un sentiment aussi proche du mien, la source de l'infamiliarité. Je le réalisais maintenant, ma souffrance était une nostalgie d'un temps que je n'avais pas connu, ou que j'avais oublié.

à la recherche du temps perdu

    Je n'étais pas beaucoup plus avancé. J'ai voulu continuer d'étayer cette piste, mais cette dernière ne me ramena à rien de concret. J'ai questionné plusieurs fois mes parents sur un hypothétique trauma, un évènement douloureux qui aurait modifié ma perception du monde et de la vie. Non. Rien. Peut-être cette fois où enfant je me suis cogné la tête contre l'angle d'une table basse en verre, mais à part cet incident anecdotique, rien de plus probant. Au milieu de ma vingtaine, j'ai laissé ces questionnements de côté. Cette recherche a été trop longue et j'étais au bord de l'épuisement. Il fallait que je passe à autre chose, que je "grandisse". Je n'aurai jamais la réponse que j'attendais. 
  Pendant les années qui suivirent, j'ai tenté de tromper ma mélancolie dans le mysticisme et l'accouchement d'œuvres malades. Une nuit, plongé dans le noir de ma chambre sans fenêtre, je me sens sortir de mon corps. Bientôt j'allais atteindre Dieu. Lui seul pouvait me répondre. À mon réveil, persuadé que l'ami à qui j'avais partagé mes "visions"  de la veille avait appelé les hommes en blanc, je me suis terré chez moi, les volets fermés, apeuré. Ils ne viendront jamais. J'étais soulagé, et en même temps je regrettais que personne ne vienne. Il semble que taire les questions n'apporte aucune réponse. 
    Cette période a été de loin la plus sombre de mon existence, et ce sans que personne ne s'en doute. Je n'en suis vraiment sorti qu'en 2020. J'ai tenté de retrouver une forme d'équilibre entre sport, méditation, une meilleure alimentation et un sommeil réparateur. Cela m'a permis de faire taire les voix qui me hantaient pendant un temps. Aujourd'hui, mon quotidien est relativement apaisé, et même si je n'ai pas encore résolu cette énigme, j'essaye de me faire à l'idée que cela viendra en temps voulu, ou pas du tout. Ce monde est toujours aussi étrange, mais j'y ai trouvé des amis, j'ai reconnu ma famille et trouvé un petit patelin paisible ou écouler mes jours. 
    J'ai aussi trouvé quelques consolations. Le sentiment que d'autres personnes à travers l'histoire ont aussi ressenti ce même trouble, cette fêlure, cette interférence :

"Je n'appartiens tout simplement pas à ce monde. J'habite la Lune avec frénésie. Je n'ai pas peur de mourir, j'ai peur de cette terre étrangère, agressive. Je n'arrive pas à penser aux choses concrètes, elles ne m'intéressent pas. Je ne sais pas parler comme tout le monde. Mes mots sont bizarres et viennent de loin, d'un endroit où personne ne se rencontre. Que ferais-je une fois plongée dans mes mondes fantastiques et incapable de remonter à la surface ? Parce que c'est bien ce qui risque de m'arriver. Je partirai et ne saurai pas revenir. Je ne saurai d'ailleurs pas qu'il existe un “savoir revenir”. Et je n'en aurai peut-être tout simplement pas envie."
Alejandra Pizarnik

« Les Hommes demeurent une énigme pour moi. Dans le fond, je ne sais rien d'eux. Leur vie me reste absolument étrangère. En quarante ans je n'ai rien appris de sérieux sur les Hommes. Ce qui est rassurant, c'est qu'ils ne sont pas mieux renseignés sur mon compte : je peux faire ceci, puis cela, sans qu’ils n’y comprennent jamais rien. Je suis d'un autre monde, étranger à cette planète… »

François Augiéras

« Je n’ai jamais pu parler comme je pense, à personne. Avec la plupart des gens on ne peut parler que des idées, pas du canal par lequel passent ces idées, de l’atmosphère où elles baignent, de l’essence subtile qui s’échappe quand on leur donne un vêtement. »

Antonin Artaud

« Le fait d’être habité par une nostalgie incompréhensible serait tout de même le signe qu’il y a un ailleurs. Cet ailleurs est, peut-être, si je puis dire, un « ici » que je ne retrouve pas. »

Ionesco

« Je suis placé entre deux mondes, je ne me trouve chez moi dans aucun, aussi la vie est-elle pour moi un peu pénible. »

Thomas Mann

« Le même sentiment de non-appartenance, de futilité, partout où je vais : je fais semblant de m'intéresser à ce qui ne m'importe rien, je m'éprouve mécaniquement ou par charité, sans jamais être pris, sans jamais être quelque part. Ce qui m'attire est ailleurs, et je ne sais pas où est cet ailleurs. »

Emil Cioran

« J’ai au cœur comme le reflet d’un beau rêve dont je ne me souviens plus. »

Jules Renard

Paradis océanique

    Au moment où j'écris ces lignes, la recherche n'a jamais vraiment cessé. Elle s'opère parfois en coulisse. J'ai un dicton personnel qui dit en substance ceci : 
"relis-toi et tu seras deux fois plus sage"
    Alors c'est ce que j'ai fait. J'ai relu tout ce que j'ai pu écrire, dans la limite des documents conservés sur mon disque dur pendant toutes ces années. J'ai mis longtemps à y déceler une forme de cohérence. des thématiques semblent se répéter à l'envi, s'accouplant avec diverses intuitions et pressentiments griffonnés dans des carnets. La grossesse, la période océanique, la maternité, la recherche d'un outre-monde, la sensation perpétuelle d'être lié à des êtres qui n'existent pas dans notre réalité, une obsession du rêve, de l'histoire inconsciente sous l'individu, de non pas ce qui se trouve après la mort mais avant la vie, de la fiction selon Paul Ricoeur qui reconfigure le monde via la lecture, de la monstruosité, de l'identité, la recherche perpétuelle de relations fusionnelles, la confusion entre le "on" et le "Je"... 
    Si le hasard n'existe pas, alors tout cela a un sens, aussi implicite qu'il soit. Je ne cherche pas à me faire plaindre, je ne veux faire pleurer personne, je ne veux pas attirer l'attention sur moi. Je me contrefiche de la pitié que vous pourriez ressentir, et encore plus de votre colère et de votre indignation. Je voudrais simplement vivre en paix. Je sais qu'il est difficile de me croire sur parole. Le doute sera toujours permis, en tout cas tant que je n'aurais pas trouvé un point final à ce qui me tient en haleine jusqu'aux dernières heures de la nuit. 

Non. Arrête.
 
Respire.

[…]


    Alors… quelle est la fin de cette histoire ? Elle n'en a pas. Je n'ai pas vraiment trouvé la réponse, mais si vous m'avez bien lu jusqu'ici, des bribes et des échos sont parsemés ici et là. Ce mal dont je pense souffrir a même un nom, mais je ne le donnerai pas. Ce serait soit mentir, soit me contredire dans mon souhait de rester dans l'anonymat, loin de la lumière victimaire. En réalité, j'ai fini par comprendre que je ne voulais pas de réponse définitive. Je préfère rester au bord de la lisière, et la contempler de loin, comme pour respecter son espace vital. J'ai compris que la vérité est heureuse ainsi, loin de l'Homme, cette espèce qui gâche tout.
    Peut-être vous sentez-vous floués… Peut-être que vous recherchez la même chose et que vous percevez mon geste comme cruel. Mais croyez-moi, qui que vous soyez, quelque soit l'étoile que vous poursuiviez, imitez mon geste :

Relisez-vous

Nomadisme de l’enfant perdu

    T’es où mon pote ? Où est-ce que tu as caché tes bizarreries enfantines ? Elles sont où tes belles phrases, les laides aussi, et les plus maladroites d’entre toutes ? Par quelle magie as-tu travesti tes écailles grossières de dragon épuisé ? Comment as-tu trompé les années, comment as-tu effacé tes traces dans l’herbe, si bien que je t’ai perdu au milieu des volutes vespérales ? Qui t’a fait du mal ? Est-ce moi ? Qu’est-ce que j’ai de si dur en moi pour t’avoir effrayé ? Existe-t-il encore en mon creux des échos de ta voix, de tes phrases, de tes scansions protopaïennes ? As-tu oublié les moments que nous avons passés ensemble ? Quand as-tu décidé que ne nous vieillirons pas en dyade ? Penses-tu que ce monde est trop cruel pour que tu reviennes à moi ? Est-ce lui qui t’a fait ces cicatrices ? Ou les entretiens-tu en souvenir de moi ? Comment souffres-tu le temps ? Par le passage ou la station ? Aimes-tu encore des choses ? Passionnes-tu tes humeurs de vives percées brouillardeuses ? As-tu senti dans l’air l’odeur du bois brûlé, les hormones des traqueurs ou celle de tes apostats chéris ? Aimes-tu ? Hais-tu ? As-tu repéré dans les motifs sympathiques une invitation au voyage ou au renoncement ? Le voyage n’est-il pas un renoncement ? Qu’en penses-tu ? Sens-tu sous le sol la vibration des âmes adorées, si joueuses dans la perfidie et dans l’égarement ? Fumes-tu ? Baises-tu avec les anges ? As-tu, toi aussi, la nostalgie du non-être ?

    J’aimerais le savoir.

    Alors, si tu existes, fais-moi signe.

    Je suis là où nous nous étions perdus.